Plurilinguisme inclusif et littératie : des praxéologies collaboratives des enseignants et des élèves à l'école primaire à la mise en œuvre de formation initiale et continue
Cette communication se propose de décrire un cheminement réflexif concernant les pratiques ou plus précisément les praxéologies (ce terme sera explicité dans la présentation du cadre théorique) lorsque les enseignants d'école primaire (maternelle et élémentaire) s'appuient sur la diversité linguistique et culturelle de leur classe afin de favoriser les apprentissages fondamentaux et plus précisément l'entrée en littératie des élèves. Pour ce faire, il s'agit de rendre compte de deux recherches collaboratives mises en œuvre au sein d'écoles primaires (maternelles et élémentaires) à Marseille, en France. Ces études ont favorisé l'émergence de dispositifs de formation initiale et continue dans une perspective de mise en relation du terrain, de la recherche et de la formation qui font eux-mêmes l'objet de recherches collaboratives. L'objectif est alors de privilégier l'inclusion du nombre croissant d'élèves plurilingues au sein des classes marseillaises. Nous entendons par élèves plurilingues, tout élève dont la langue maternelle ou familiale est différente de la langue de scolarisation. L'objectif de développement durable 4 (désormais ODD 4) définit l'inclusion à des fins de réduction des inégalités. De plus, Le multilinguisme et la diversité linguistique sont, selon l'UNESCO, les clés d'une éducation durable de qualité et essentiels à la construction d'une citoyenneté mondiale et de paix. La langue favorise la diffusion d'informations et permet à chacun de s'exprimer dans différents contextes y compris dans le cyberespace. La langue maternelle ou familiale devient alors un puissant levier pour accompagner les élèves dans leurs apprentissages fondamentaux. Durant cette présentation, nous utiliserons le terme plurilinguisme (et pluriculturalisme) en nous appuyant sur la définition du Cadre Européen de Référence pour les Langues (CECRL) qui le différencie de multilinguisme (et multiculturalisme) : « Le multilinguisme/multiculturalisme considère les langues et les cultures comme des entités distinctes et quelque peu statiques, qui coexistent au sein des sociétés ou chez les individus...Le plurilinguisme/pluriculturalisme met l'accent sur l'utilisation dynamique de plusieurs langues/variétés langagières et sur la connaissance, la conscience et/ou l'expérience culturelles dans des situations sociales. »
Ainsi, le plurilinguisme favorise le contact des langues en s'appuyant sur le répertoire langagier (Coste, 2008) de l'apprenant en le considérant comme un acteur social. Pour que l'appui sur la langue familiale des élèves les aide à les faire progresser en langue de scolarisation et les faire entrer en littératie, les enseignants doivent adapter leurs pratiques ou praxéologies. Les professeurs sont souvent en difficulté face à cette situation et se retrouvent désemparés lorsqu'ils doivent s'appuyer sur une langue qu'ils ne connaissent ou ne maîtrisent pas. En ce sens, les dispositifs de recherche mis en œuvre réfèrent à l'obstacle que peuvent rencontrer les enseignants face à cette situation.
Le fil conducteur de notre présentation repose sur une problématique générale qui retrace les différents projets mis en œuvre dans le but d'inclure les élèves, en prenant en compte leur langue et leur culture d'origine afin de les faire progresser dans les apprentissages fondamentaux. Autrement dit, il s'agit d'analyser les praxéologies qui favorisent l'entrée en littératie des élèves d'école primaire afin de favoriser leur inclusion au sein des classes en langue de scolarisation, puis d'en tirer des conclusions pour outiller les futurs enseignants et enseignants en poste.
Dans un premier temps, nous détaillerons notre cadre théorique commun à toutes les recherches, puis les méthodologies de nos recherches pour présenter chacune des recherches avec des résultats nous amenant au développement de dispositifs de formation initiale et continue.
Cadre théorique
Notre cadre théorique repose aussi bien sur des références en sciences de l'éducation qu'en sciences du langage. Dans un premier temps, nous nous appuyons sur la théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 2007) qui définit les conditions et les contraintes de diffusion des praxéologies. À l'origine des praxéologies mathématiques et didactiques, Chevallard (2007) considère qu'en première instance, toute activité humaine consiste à accomplir une tâche t d'un type T, au moyen d'une technique τ, justifiée par une technologie θ justifiable par une théorie Θ. Un enjeu didactique ♥ sera souvent désigné sous forme de tâches. Il existe deux blocs, le bloc de praxis et le bloc de logos. Le type de tâches et la technique permettant de réaliser le type de tâche, composent le bloc de praxis ; la technologie et la théorie font partie du bloc du logos et apporte une justification au bloc du praxis. Dans le cadre d'analyses praxéologiques en ce qui concerne les langues, nous avons développé les praxéologies langagières et plurilingues lorsque que l'enseignement/apprentissage porte sur les langues ou s'appuient sur les langues. Ainsi nous nous penchons sur les praxéologies didactiques, langagières et plurilingues (Tretola, 2015, 2025 sous presse et Tretola et al., 2024) et les Praxéologies personnelles et plurilingues des élèves (Croset et Chaachoua, 2016, Tretola et al., 2024 et Tretola, 2025, sous presse). Les concepts de la TAD et les analyses praxéologiques nous aident à comprendre les pratiques, ce qui justifient les pratiques et les réactions praxéologiques des élèves à celle des enseignants. Ces analyses nous permettent également d'élaborer des dispositifs de formation en lien avec les besoins du terrain. Nous nous appuyons également sur de la littérature scientifique en didactique du français, des langues et en sociolinguistique en ce qui concerne la littératie plurilingue et en particulier la littérature de jeunesse (Armand et Al., 2016; Gobbé-Mévellec et Paolacci, 2022; Molinié et Moore, 2012; Moore et Sabatier, 2014) et sur les compétences (ou habiletés) littéraciques (Dire, lire écrire, parler, regarder) (Castany-Owhadi, Soulé et Dreyfus, 2018, Taisson, 2021) et les compétences plurilittéraciques : (Bemporad et Moore, 2013).
Méthodologie(s) des études présentées
Les méthodologies des études réalisées et présentées sont quasiment toutes similaires. Elles s'appuient sur des recherches actions (Cartroux, 2002) devenues recherches collaboratives dans une communauté d'intérêt au fil du temps en impliquant davantage les enseignants dans l'élaboration des séances avec les élèves. De ce fait, nous avons pu réaliser un travail sur leurs représentations afin de prendre conscience de l'importance de la valorisation de la langue et de la culture d'origine des élèves. Notre méthodologie repose également sur une méthode clinique en didactique (Leutenegger, 2000) s'appuyant sur des séances de classes filmées pendant le déploiement du dispositif et sur les entretiens d'autoconfrontation afin de recueillir des données concernant la justification des pratiques, c'est-à-dire du bloc du logos. En ce qui concerne l'analyse des dispositifs de formation, des questionnaires et des entretiens ont été recueillis parmi les participants à l'étude afin de comprendre les effets de ces formations sur les praxéologies des futurs enseignants et des enseignants en poste.
Les parties suivantes présenteront les différents projets mis en œuvre (pour certains toujours en cours) et les résultats (certains provisoires) d'analyse obtenus jusqu'à présent.
-Le premier projet de recherche collaborative : Les sacs d'histoires plurilingues
Ce projet a vu le jour, partant d'un constat que les professeurs des écoles, à Marseille étaient souvent confrontés à des élèves allophones ou alloglottes nés en France (Gouaïch, 2018) qui évoluaient dans un environnement social souvent « difficile ». Les enseignants se retrouvaient, la plupart du temps, sans ressources face à cette situation, au sein de leur classe. De ce fait, cette étude a permis l'analyse des praxéologies didactiques (Chevallard, 2007) et plurilingues d'une enseignante de grande section de maternelle dans le cadre d'un projet SFERE/DAFIP en partenariat avec le Rectorat d'Aix-Marseille dans le cadre d'une recherche collaborative come détaillé dans la partie précédente. Le projet nommé « sac d'histoires plurilingues », consiste en un sac contenant un album de littérature de jeunesse traduit en langue maternelle des élèves afin de le faire circuler au sein de leur famille. L'élève endosse alors un rôle de médiateur entre l'école et la famille. Dans le but de cette circulation, l'enseignante doit organiser et introduire les savoirs au sein de la classe afin de favoriser les apprentissages des élèves en langue de scolarisation et les faire passer d'un plurilinguisme « en contexte scolaire » (Dagenais et Moore, 2008) à un plurilinguisme en contexte familial. Les résultats de l'analyse des praxéologies montrent que les praxéologies de l'enseignante ont permis de faire entrer les élèves dans le processus d'apprentissage de la lecture en les amenant à réfléchir sur la langue et devenir par la même des « sociolinguistes en herbe » (Dompmartin-Normand, 2011).
-Le second projet : Le livre dont l'élève est le héros
À la suite du projet sacs d'histoires plurilingues, cette étude a été mis en œuvre en écoles primaires à Marseille (France), situées en réseau d'éducation prioritaire (REP) et en réseau d'éducation prioritaire renforcé (REP+) dans le cadre d'un projet de recherche collaborative, cette fois, européen (MOSAIC-UNI-T). L'objectif de ce projet, comme pour le précédent, réside dans la prise en compte de la langue et la culture d'origine d'élèves plurilingues afin de développer leurs compétences ou habiletés littéraciques (Taisson, 2021) en français langue de scolarisation (FLSCO). La production d'écrits est au cœur du dispositif déployé au sein des classes, de la grande section de maternelle au Cours élémentaire deuxième année (CM2). Cette production d'écrits (Tretola, 2018) est réalisée en langue de scolarisation, en classe, à travers l'écriture d'un livre avec un héros bien connu de l'apprenant puisqu'il s'agit de lui-même. Ce même livre devient alors, par la suite, plurilingue et pluriculturel. La problématique repose sur les effets de la mise en œuvre de ce dispositif sur les pratiques ou praxéologies (Chevallard, 2007) des enseignants et l'impact qu'il peut avoir sur les habilités littéraciques et praxéologiques des élèves. Les praxéologies de l'enseignante sont à la fois didactiques et plurilingues : Elle s'appuie aussi sur la didactique du français (langue d'enseignement) et la didactique du plurilinguisme (approches plurielles). Les résultats concernant l'analyse praxéologique sont les suivants :
-Les praxéologies de l'enseignante s'adaptent à celles de l'élève, les propositions des élèves (plutôt éloignées de l'objectif de la séance) sont tous acceptés par l'enseignante. Si nous nous penchons sur les élèves, l'analyse montre que les praxéologies des élèves sont en adéquation avec les praxéologies de l'enseignante : à la quatrième séance, les objectifs visés liés à l'écriture du livre sont atteints. Du côté de l'élève, la praxéologie de l'élève correspond à sa réalité ou ses expériences sociolinguistiques. Enfin, la praxéologie de l'élève répond à celle de l'enseignante, la praxéologie de l'enseignante les amène à une réflexion métalinguistique. Ces résultats rejoignent ceux du projet précédent.
Forts de ces résultats, nous avons donc pensé et élaboré plusieurs dispositifs de formation. Les deux projets rendent compte de l'adaptation de ces résultats en formation initiale et continue.
La formation des futurs enseignants et des enseignants en poste
-la formation initiale : le dispositif STarLing
La formation initiale des enseignants est en constante évolution ces dernières décennies. Dus aux nombreux mouvements migratoires et aux conflits internationaux actuels, les enseignants doivent s'adapter à toutes situations de classe y compris au plurilinguisme de leurs élèves, dans un souci d'inclusion, comme détaillé dans le cadre de l'objectif 4 de développement durable de la chaire UNESCO. L'internationalisation de la formation des futurs enseignants (Roussel, 2019) devient alors une nécessité. A cet effet, Le numérique (Audran et Dazy-Mulot, 2019) occupe une place importante lorsqu'il s'agit de former l'enseignant du 21e siècle aux contextes européens ou internationaux. Les recherches précédentes de projets collaboratifs ont permis la mise en œuvre d'un dispositif multimodal (Llorca, 2022) au sein d'un groupe bilingue récemment créé, nommé Starling (anglais-français), du Master MEEF du parcours professeur des écoles à Marseille. En effet, la création de ce groupe a entrainé d'une part l'hybridation des enseignements (français en ligne et anglais en présence), une collaboration avec des universités européennes ou internationales, ainsi que des cours en comodalités durant des mobilités étudiantes en stage à l'étranger. L'objectif est alors de former le futur enseignant du 21esiècle à la prise en compte de l'élève plurilingue au sein des classes de l'école primaire au niveau national et international. Les résultats montrent une grande adaptabilité des pratiques des étudiants futurs enseignants en ce qui concerne l'inclusion des élèves plurilingues.
-La formation continue : les enseignants en poste
De la même manière, cette étude a permis d'analyser les effets d'un dispositif de formation continue à destination d'enseignantes de cycle 2 en REP +, en ce qui concerne la prise en compte du plurilinguisme des élèves majoritairement présents dans leur classe. Rencontrant des contraintes quant à la compréhension de leurs élèves plurilingues, et en particulier en compréhension en lecture, l'objectif de cette formation a d'abord été de travailler sur l'évolution de leurs représentations et sur leur prise de conscience de leur propre plurilinguisme afin de mieux l'aborder dans leurs pratiques ou dans leurs praxéologies didactiques et langagières. Un travail sur les biographies langagières a été réalisé puis un dispositif comme le dispositif sacs d'histoires plurilingues a été présenté et adapté. Les résultats de cette étude montrent que les enseignantes participant à l'étude ont l'intention de changer leurs praxéologies après la formation prodiguée afin de les adapter à leurs élèves majoritairement plurilingues pour leur permettre de mieux maîtriser la compréhension en lecture.
Conclusion et perspective
Les recherches collaboratives de terrain montrent que la valorisation et l'appui sur la langue familiale des élèves est source d'apprentissage chez les élèves, les amenant à une réflexion métalinguistique et ainsi progressant dans les apprentissages fondamentaux et en particulier dans l'apprentissage de la lecture (littératie). La pratique d'un plurilinguisme inclusif permet aux élèves de mieux appréhender les apprentissages en langue de scolarisation et de se sentir valorisés. Ces projets sont en adéquation avec les objectifs de l'ODD 4 pour une éducation de qualité accessible à tous. Les dispositifs de formation permettent de répondre aux besoins des enseignants en s'appuyant directement sur des recherches collaboratives mises en œuvre.